Elles et lui : Mariette

Un homme est mort cette nuit dans l’avenue Mathurin Moreau, asphyxié, comme un scaphandrier abandonné au fond d’un lac.

Samedi 1er août, Mariette, la gardienne du n°19 de la rue Edgar Poe, constate à son réveil que l’absence de vent et un thermomètre record ralentissent tout mouvement, éteignent les chants, bannissent les jeux et repoussent les gestes d’amour. Rien ne bouge dans l’immeuble, il n’y a aucun bruit malgré l’heure avancée de la matinée. Une chaleur d’Apocalypse s’est abattue sur Paris, les oiseaux se taisent aussi. La ville ressemble à une carte postale d’elle-même, vue de loin. Mariette sort pourtant faire ses ménages. Elle repasse le linge, nourrit les bêtes, arrose les plantes… Services qu’elle rend pour arrondir ses fins de mois. Cette rue elle la connaît par cœur, elle est capable de dresser le portrait instantané de cette voie moyenne de la capitale française : une rue qui tient dans la poche et qu’on emporte avec soi au bout du monde. Invisible et à l’écart — il arrive rarement qu’un étranger s’égare par ici — surplombant le parc des Buttes Chaumont, la rue offre à l’une de ses extrémités une vue inédite sur le Sacré-Cœur.

D’un pas alourdi par le silence aride, Mariette se rend au n°9 de la rue. Zélie, son amie, rentre juste de l’hôpital et contemple sa poitrine. Pendant que Mariette nettoie la gazinière, Zélie dans la chambre, admire ses premiers soutiens-gorge en bonnet B qu’elle va pouvoir enfin porter. Pour cacher ses énormes seins qu’elle ne voulait pas, elle les avait enfouis dans son corps. Mariette loue d’une prière rapide et feutrée le courage de son amie. « Cette opération, elle ne l’a pas subie pour se faire remarquer, mais pour passer inaperçue ! »

Mariette ne va plus à l’église depuis son mariage avec Youssef, il y a trente ans aujourd’hui. Youssef son beau kabyle.

Elle passe maintenant devant la maison de la pharmacienne, au n°15. Elle imagine qu’en ce moment, Patricia se prépare. Il y a deux ans, cette femme a eu le choc de sa vie en lisant À la recherche du temps perdu. Depuis, deux samedis par mois, elle se rend aux Buttes pour déclamer des phrases de Proust qu’elle apprend par cœur : « Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première, dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements. » Mariette hausse les épaules. Si elle avait autant de temps à perdre, elle ne lirait pas, ni Proust ni quiconque, elle le passerait au lit avec Youssef.

Trente ans de mariage, cela se fête ! De fait, Youssef n’est pas kabyle. À moitié seulement. Son père était berbère et sa mère est normande. Ne serait l’idée qu’ont eu ses parents de lui donner un prénom à consonance arabe, pense Mariette, il passerait pour un Français de souche. Ce qui au départ, était une idée généreuse, s’est révélé désastreux à l’usage. Youssef connaît bien l’intimité des petits blancs, il a vécu dans une cité de transit d’Elbeuf, la cité des Écameaux. Ses origines maghrébines passaient inaperçues. Hors les murs gris des barres, les choses étaient différentes. Pour l’institution, il était un Arabe. On le croyait musulman, on le soupçonnait de polygamie passive. À l’école primaire il avait automatiquement droit au plat sans porc. À l’armée, un adjudant lui expliqua que sans porc, ça veut dire sans viande. Au lycée, certaines filles voulaient coucher avec lui, persuadées que faire l’amour avec un homme circoncis est une expérience. Youssef s’arrangeait pour faire semblant… Sauf avec Mariette.

Du vivant de son père, sa mère était déjà folle. Avec son décès, les choses ont empiré. Il n’y avait personne pour retenir sa main. Dans l’appartement aux murs fragiles, ses éclats étaient connus de tous. Parce qu’il ne fléchissait pas et qu’il pardonnait, Youssef était la cible principale de ses colères féroces.

Comme il était l’aîné, il allait au-devant de ses poings. Ses frères ne le haïssaient que davantage. Il leur a pardonné. Il a aimé sa mère avec compassion. Elle ne voulait de lui que le mépris. Youssef est parti sans se retourner.

Youssef a rencontré Mariette à Merlicourt dans le Pas-de-Calais. Pendant la ducasse de la Sainte-Barbe, la patronne des pompiers et des mineurs. Mariette est fille de mineur. En dépit de son prénom, elle est d’origine polonaise. Son père, Bolek, est arrivé de Silésie avec sa famille en 1920. C’était une famille de mineurs, catholiques et polonais. Ils ne se mélangeaient pas. Dans les corons, des rues leur étaient réservées. Dans les mines, ils formaient leurs propres équipes. La vie des femmes était aussi dure que celle de leurs maris. Elles tenaient la maison, faisaient tourner la machine à laver. Il fallait économiser sur tout. Mariette accueillit l’annonce de la fermeture des mines avec soulagement, comme le signe d’un avenir différent. Youssef était venu dans le Nord pour devenir houilleur. Il en repartit aussi vite que possible. Mariette avec lui.

Mariette sait qu’il y a du nouveau au n°12 de la rue Edgar Poe. Quand elle entre, Michel déjeune avec sa mère et sa sœur. Il ne connaît pas sa petite-sœur, il la rencontre pour la première fois. Sa mère, il ne l’a pas vue pendant vingt-cinq ans. Il la croyait morte. Mariette s’assied un instant pour profiter de la fraîcheur de cet appartement sur cour. Elle écoute Michel qui, d’une voix de basse désaccordée, raconte son histoire. En 1980 il quitte la Belgique. Sur un coup de tête. Il travaille dans un palace à Cannes. Au noir. Il part ensuite à Monaco, comme cuistot. Au noir toujours. Il est victime d’un AVC qui le laisse paralysé. Il n’a pas d’existence légale. Il finit à la rue. Commencent pour lui vingt-cinq années de jours vides et de nuits démembrées par l’angoisse, par la faim et par l’idée même d’avenir. Il est recueilli par l’Armée du Salut. Un portrait de lui dans un journal national attire l’attention. Sa mère le contacte. Il répond. Il reprend pied. Il revient de Marseille pour les voir…

Mariette sourit en goûtant à la limonade que lui sert la jeune sœur de Michel. La même boisson que pour leur mariage secret. La famille de Mariette ne voulait pas du « bougnoule ». Mariette et Youssef se voulaient pour eux-mêmes. Salement, désespérément, âprement. Ils n’avaient rien, pas de passé, pas d’histoire. Derrière eux, ils ne laissaient que des souvenirs dont nul ne voulait, sans valeur sur le marché de la mémoire. La mine, les lotissements sales de suie, la promiscuité étouffante de l’aide sociale. La pitié. Alors ils sont partis. Pour Paris, la ville des anonymes, la Capitale des ombres.

Ils ont fait mille boulots, dame de service, garde-malade, baby-sitter, vendeur d’aspirateurs, manutentionnaire… ils ont bouffé des restes trouvés dans les poubelles, les invendus du marché. Ils manquaient de tout, donc rien ne manquait. Il y avait Youssef, il y avait Mariette. Ils avaient le monde pour eux. Quand Mariette a trouvé la place de concierge, rue Edgar Poe, une valise comme maison, pour la première fois de leur vie, ils ont fait des achats. Une commode, un canapé-lit, un four. Ils étaient chez eux. Un kabyle et une Polonaise n’attiraient pas l’attention. Quand leur fils Valentin est né, la moitié des habitants du quartier est venue le voir, les bras chargés de présents. Youssef et Mariette aimaient cette ville comme on aime une vieille dame. Élégante, ses trottoirs sont autant de rides. Et dans ces rides, Paris apprend l’art de vieillir.

En sortant, Mariette croise Robert qui revient de ses courses hebdomadaires. Ce soir, il cuisine pour ses trois enfants qu’il reçoit un week-end sur deux. Il va leur faire sa fameuse recette de « nouilles à papa », une recette inventée après son licenciement et son chômage prolongé. Des pâtes, des carottes, des tomates et une sauce à base de corned-beef, tout ça dans une cocotte. « Ça se réchauffe plusieurs fois pendant la semaine et c’est bon marché. » lui dit-il d’une voix atone en détournant les yeux. Mariette lui répond d’une caresse légère sur l’avant-bras et traverse la rue.

Au n°17 de la rue Edgar Poe, à travers les stores baissés, Mariette devine qu’Inès attend ses copines. Il est 14 h 00, elle est chez elle. Elle est toujours chez elle à cette heure-là. Elle porte un jogging blanc et ses cheveux sont abondamment lustrés. La télé sur une chaîne musicale, le son coupé. Elle cherche du « cash ». Trois filles arrivent. Elles ne vont plus en cours. Elles ont 17 ans et une longue vie d’ennui commence. Une voiture remonte la rue. Ça les occupe pendant dix minutes. Mariette qui repasse le linge chez les voisins étouffe un juron dans la vapeur du fer. « Feignasses ! » avale-t-elle alors qu’elle termine le col d’une chemise d’homme.

Mariette a terminé, il lui reste du temps avant le retour de Youssef. Elle en profite pour marcher un peu. Arrivée devant l’escalier qui mène à l’avenue, elle dresse mentalement la liste de ses derniers achats. Ce soir, Youssef et elle fêtent leur trentième anniversaire de vie commune. Depuis que leur fils est parti, son BEP de charpentier en poche, ils vivent une deuxième lune de miel. Youssef verra le tatouage coquin agréablement situé sur l’aine de sa jambe gauche qu’elle vient de se faire faire.

Youssef travaille pour la voirie comme balayeur. Avant, il travaillait à la gare Saint-Lazare pour une boîte privée. Il nettoyait les trains. Après l’arrêt d’une rame, l’équipe de Youssef montait à bord. Il fallait faire vite, le train repartait une heure plus tard. Youssef n’aimait pas son travail. Toujours plié en deux, sous les sièges, des salaires au boni. Le matériel qu’il faut payer de sa tirelire… Mais il s’est fait un ami. Charles, un roulant. Grâce à lui, il est entré à la voirie de la mairie de Paris. Maintenant Youssef a des horaires fixes et un planning, un bel uniforme vert et on le lui lave, on lui paye aussi deux balais par an. Il est syndiqué, il a des camarades. Alors Youssef fait bien son travail. Quand il a fini une rue, elle brille comme après le grand ménage. Mariette est fière de son mari.

Ce soir, dans la loge du n°19 de la rue Edgar Poe, Mariette et Youssef se disent des mots bleus. Des mots qu’ils se répètent avec les mains depuis trente ans — « Je t’aime » — car Youssef est sourd.

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