Le Parfum, histoire d’un meurtrier

Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver.

Patrick Süskind, Le Parfum, 1985

Dès les premières pages du Parfum, le public sentit qu’il avait affaire à un livre extraordinaire. Une bizarrerie au fumet combatif, parmi le flot de publications douces ou inodores dont l’édition est coutumière. C’était une énorme truffe exhalant seule sa fragrance immanquable au flanc d’un coteau peuplé d’espèces fades. Des millions de lecteurs s’y précipitèrent comme autant de sangliers gloutons. Comme il dut faire des jaloux, Patrick Süskind ! Pensez donc, rafler la timbale à trente-six ans ! Avec une idée aussi peu convenante : un roman fondé sur les odeurs, toutes les odeurs, même les plus malséantes. Évidemment, il était allemand. Un auteur français de quelque réputation n’aurait jamais osé écrire : « c’est naturellement à Paris que la puanteur était la plus grande », à moins que ce soit dans un essai politique, comme une métaphore de la putréfaction du règne de Louis XV. Mais parler des odeurs comme odeurs… Pouah ! Et le public, vulgaire par définition, avait fait un triomphe à cette œuvre malodorante. Il faut dire que tout avait comploté pour son succès chez nous : l’action se déroule entièrement en France, le prénom de l’auteur ne fleure aucune germanité rebutante comme l’auraient fait un Helmut ou un Günther Süskind, et la traduction de Bernard Lortholary est admirable.

J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’un roman historique. C’est plutôt un roman fantastique situé entre 1738 et 1767. À la différence de nombre de récits fantastiques, cependant, le héros n’est pas un observateur confronté au surnaturel, mais l’être surnaturel lui-même. Jean-Baptiste Grenouille, une volonté inhumaine guidée par un odorat surhumain. Et même surcanin, car les chiens à l’odorat un million de fois plus affûté que celui de l’être humain ne pourraient égaler Grenouille dans ses prouesses olfactives. Je me suis demandé au fil des pages par quel prodige Patrick avait pu tisser entre son abominable héros et le lecteur assez de proximité pour entretenir, sinon une impossible affection, en tout cas une constante fascination. C’est que le thème profond de son livre, l’empire des odeurs sur les hommes, n’est pas sans fondement. Si les héros surhumains rencontrent toujours un fort succès dans les cervelles gélatineuses des grands enfants encore endeuillés de la toute-puissance illusoire du nourrisson, les personnages inhumains peinent à susciter de l’empathie, et on ne leur donne pas d’autre rôle dans nos récits à grand tirage que de confirmer le bon cœur du héros en périssant sous ses coups peu avant le générique de fin. C’est parce que le répugnant Grenouille ne vit que par les sensations primales de l’odorat, exaltées sans répit sous la plume de l’auteur, que nous ne pouvons nous détacher de lui autant qu’il le mériterait. Car nous aussi, nous sentons. Bien moins finement, il est vrai. Mais irrésistiblement. Odeurs de nourriture, odeurs animales, odeurs artificielles et odeurs de pourriture, nous avons beau être des animaux visuels, tout cela nous prend au cœur, au ventre ou à la gorge. Et donc nous suivons Grenouille, jusqu’au bout. Jusqu’à la fin, inéluctable et répugnante. C’est l’anti-Disney, l’anti-Hollywood, voyez-vous ? Au lieu d’être confronté à un hermétique méchant, très très méchant parce qu’il est méchant-méchant et qu’il faut bien un but au héros, nous traversons la plus grande part du récit dans la caboche de Grenouille. Son âme est vide de toute chose humaine, sauf des odeurs du monde qui l’emplissent à bloc. Toutes ces odeurs, aimables ou repoussantes, familières ou singulières… De cela, nous ne pouvons nous dissocier, pas plus que nous ne pouvons cesser de respirer pour ne plus sentir tout ce qui pue dans notre existence.

Quel autre livre nous place ainsi dans la peau du criminel ? Lolita. N’est-ce pas pour cela qu’il fit scandale dans les années 1950 ? Je veux dire : si Vladimir Nabokov ne nous avait pas placé dans la tête d’Humbert Humbert, dans la situation confuse de voir l’histoire se dérouler par les yeux et l’esprit d’un personnage que nous ne voulons pas être, si la pauvre Lolita avait été la narratrice éplorée, et si elle avait finalement été secourue par Captain America, qu’aurait-on trouvé à redire à la publication de ce livre, sinon qu’il devait être réservé aux grandes personnes ? Comme Lolita, Le Parfum fut victime d’une adaptation cinématographique. Un coup d’œil à la bande-annonce m’a instantanément convaincu du désastre. Le cinéma est un art de fête foraine. Il ne peut s’aventurer aux mêmes profondeurs abyssales de l’âme que la littérature. L’audace même lui est interdite, en conséquence de son coût industriel.

Grenouille avait le front couvert de sueur. Il savait que les enfants n’ont guère d’odeur, tout comme les boutons de fleurs avant l’éclosion. Mais cette fleur-ci, cette fleur presque fermée encore, derrière son mur, qui venait tout juste d’exhaler ses premiers effluves, sans que personne s’en avise à part Grenouille, avait dès maintenant un parfum si prodigieusement céleste, à vous hérisser le poil ! Lorsqu’elle aurait atteint son plein et splendide épanouissement, elle répandrait un parfum comme jamais le monde n’en avait senti. Dès à présent, songeait Grenouille, elle a une odeur plus délicieuse que naguère la jeune fille de la rue des Marais : moins forte, moins volumineuse, mais plus subtile, plus multiforme et en même temps plus naturelle. Or, dans un an ou deux, cette odeur aurait mûri et pris une vigueur telle que nul être humain, homme ou femme, ne pourrait s’y soustraire. Et les gens seraient réduits à merci, désarmés et sans défense, devant le charme de cette jeune fille, et ils ne sauraient pas pourquoi. Et comme ils sont stupides et ne savent se servir de leur nez que pour souffler dedans, mais qu’ils croient pouvoir tout connaître par les yeux, ils diraient : c’est parce que cette jeune fille possède la beauté, l’élégance et la grâce. Bornés comme ils le sont, ils loueraient ses traits réguliers, sa silhouette svelte et sa poitrine parfaite. Et ils diraient que ses yeux sont comme des émeraudes, et ses dents comme des perles, et ses membres comme de l’ivoire, et Dieu sait encore quelles comparaisons idiotes. Et ils l’éliraient Reine du Jasmin, et elle se laisserait portraiturer par des peintres imbéciles et on resterait bouche bée devant son portrait, et on dirait que c’est la plus belle femme de France. Et les godelureaux passeraient des nuits à pleurnicher sous sa fenêtre sur accompagnement de mandolines… et de vieux messieurs gras et riches se traîneraient aux pieds de son père pour mendier sa main… Et les femmes de tout âge soupireraient à sa vue et rêveraient dans leur sommeil d’avoir sa séduction fatale, ne serait-ce qu’une journée. Et tous ignoreraient que ce n’est pas à son aspect qu’ils succombent en vérité, non pas à la prétendue perfection de sa beauté apparente, mais à son incomparable, à son magnifique parfum !

Que sais-tu des odeurs humaines, toi mon lecteur ? Dans cette époque aseptisée, distante, inquiète, tu connais quelque peu l’odeur de tes parents les plus proches, lorsqu’elle n’est pas noyée sous le savon et l’eau de toilette. Tu connais ta propre odeur avant la douche et tu crains que d’autres la connaissent. Tu connais au mieux l’odeur réelle de celles qui ont partagé ton lit, et si l’une d’elle t’a donné un véritable, rare et profond plaisir, peut-être as-tu remarqué sourdre de ton corps une odeur inaccoutumée, puissante, ô combien personnelle et masculine. Je suis presque aussi ignorant que toi. Je ne dois mon petit surcroît d’expérience qu’à la pratique du tango, cette danse surannée où l’on prend dans ses bras, tout contre soi, des femmes dont on ne partage pas (en général) l’intimité. À rebours des mœurs de notre temps, durant ces quelques minutes de proximité physique avec une inconnue ou une mal connue, nul parfum artificiel, nul déodorant et nul savonnage intensif ne peuvent empêcher l’aura olfactive de l’une de parvenir au nez de l’autre. Et voilà ce qu’il se passe : parfois, la splendeur de visage, de corps et de chevelure s’avère tout à fait déplaisante à sentir. Non qu’elle soit malodorante, car c’est bien une odeur sainement humaine que la sienne. Simplement, son odeur naturelle est, en quelque sorte, irréductiblement étrangère à ce que l’on est soi-même. Aussi plaisante qu’elle soit pour les yeux, éventuellement bonne danseuse et aimable dans la conversation, on ne peut écarter tout à fait l’embarras permanent causé par son odeur. On se demande même comment on pourrait briller dans la chambre à coucher si la belle à l’étrange bouquet était d’humeur à réclamer l’étreinte.

Réciproquement, il arrive qu’une femme quelconque, de celles que l’on ne remarque que lorsque les autres sont déjà prises, une fois attirée à soi et installée seins contre poitrine, gorge à portée de morsure, exhale le plus troublant des fumets érotiques. Soudain, à son visage banal et son corps sans attrait on trouve plus de piquants qu’aux autres. Elle sent… le rut et la douceur, l’amour et l’espérance, la fidélité et le stupre. On lui ferait bien des enfants, là, tout de suite, dans le cagibi. Oui, je crois comme Patrick et Grenouille que les odeurs ont un immense pouvoir sur nous. N’est-ce pas pour cela que nous les combattons par mille fragrances artificielles ? Parfums écœurants, arômes synthétiques, désodorisants épouvantables… Tout plutôt que de laisser notre nez se moquer de notre raison et nous dire : « Tu vois la petite, là-bas ? Peu importe ce que tu penses d’elle et ce qu’elle pense de toi maintenant. Si tu t’accouplais avec, tu serais heureux et elle aussi. C’est moi, ton pif, qui te le dis, et même que bistouquette et foufoune sont d’accord. Dommage que vous n’écoutiez que ce con de cerveau ! »

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