Nous avons défait leurs traditions, nous avons défait leur foi

La scène se passe en 1966, en Californie, au noviciat des Sœurs du Cœur Immaculé de Marie. Habituellement, les novices et les sœurs vaquent aux activités normales du noviciat : prières, enseignement, intendance. Ce jour là, cependant, le couvent accueillait des visiteurs bien éloignés de la vie catholique traditionnelle : des psychologues.

Une fois arrivé dans le Wisconsin, j’ai rejoint Rogers dans ses recherches sur la psychothérapie non-directive avec les gens normaux. Nous pensions que si c’était bon pour les névrosés, ce serait bon pour les gens normaux. Les gens normaux du Wisconsin prouvèrent à quel point ils étaient normaux en se retirant dès qu’ils savaient ce que nous voulions. Personne ne voulait en faire partie. Nous sommes donc allés en Californie. […]

Ce fut ma première erreur : chercher des gens normaux en Californie. Mais nous avons trouvé les Sœurs du Cœur Immaculé de Marie. Elles ont accepté de nous laisser entrer dans leurs écoles, de travailler avec leurs enseignantes normales, leurs étudiantes normales et d’influencer le développement d’une vie familiale catholique normale. Ce fut un désastre.

« We overcame their traditions, we overcame their faith », entretien avec William Coulson paru dans The Latin Mass, 1994

Carl Rogers et William Coulson étaient des champions de la « psychologie humaniste » et de la libération de l’individu contre toute hiérarchie et toutes les vilaines règles inculquées par la société… Un programme bien peu catholique ! Mais l’église catholique cherchait alors à se moderniser, et Coulson était catholique. Il ne tarda pas à convaincre les sœurs d’ouvrir leurs portes à cette expérience.

Je leur ai expliqué ce que nous voulions faire et je leur ai montré le film d’un groupe de rencontre, ça avait l’air très saint [NdT : holy]. Les participants de ce film semblaient être de meilleures personnes à la fin de la session qu’ils ne l’étaient au début. Ils étaient plus ouverts les uns envers les autres, ils étaient moins dissimulateurs, ils ne cachaient pas leurs jugements les uns aux autres ; s’ils ne s’aimaient pas, ils étaient enclins à le dire ; et s’ils étaient attirés par l’autre, ils étaient enclins à le dire aussi. S’ils étaient attirés l’un par l’autre, ils avaient aussi tendance à le dire.

Rogers et moi-même avons enregistré une cassette pour Bell et Howell résumant ce projet ; j’ai parlé de certains des effets à court terme et j’ai dit que lorsque les gens font ce qu’ils veulent profondément faire, ce n’est pas immoral. Eh bien, nous n’avions pas attendu assez longtemps. Le livre des religieuses lesbiennes [Lesbian Nuns, Breaking Silence, 1985], par exemple, n’était pas encore sorti, et nous n’avions pas reçu les rapports sur la séduction en psychothérapie, qui sont devenus pratiquement routiniers en Californie. Nous avions formé des personnes qui n’avaient pas la discipline innée de Rogers, issue de son propre milieu protestant fondamentaliste, des personnes qui pensaient qu’être soi-même signifie libérer sa libido.

[Abraham] Maslow nous a mis en garde à ce sujet, car il croyait au mal et nous n’y croyions pas. Il a dit que notre problème était notre totale confusion sur ce qui est mal. (Cette citation est tirée des journaux de Maslow, qui ont été publiés trop tard pour nous arrêter. Ses journaux ont été publiés en 1979, et nous avions déjà fait des dégâts). Maslow disait qu’il était dangereux de penser et d’agir comme s’il n’y avait pas de paranoïaques, de psychopathes ou de voyous dans le monde pour semer la pagaille.

Nous avons créé une société utopique miniature, le groupe de rencontre. Tant que Rogers et ceux qui craignaient le jugement de Rogers étaient présents, tout allait bien, car personne ne s’amusait en présence de Carl Rogers. Il gardait les gens dans le droit chemin ; il était une force morale. Les gens consultaient effectivement leur conscience, et il semblait que de bonnes choses se produisaient.

Ibid.

Les séances consistaient à chercher en soi ses pulsions profondes et les verbaliser, avec les encouragements des psychologues :

Nous avons organisé des ateliers de rencontre pour plusieurs centaines de religieuses du Cœur Immaculé qui étaient réservées. Et elles avaient tendance à être plus réservées que les autres personnes normales. Nous leur avons dit de ne pas être si réservées. « Laissez tout sortir. Vous êtes une bonne personne. Vous pouvez vous permettre d’être qui vous êtes vraiment. Vous n’avez pas besoin de jouer le rôle d’une nonne. Vous n’avez pas besoin de garder des yeux baissés. » Et : « La prudence est une vertu surfaite. »

Entretien avec William Coulson dans le documentaire The Century of the Self de Adam Curtis, 2002

Les résultats ne se firent pas attendre et dépassèrent les espérances des expérimentateurs. Les nonnes et les novices se tournèrent vers leur « moi » et se détournèrent de l’institution à laquelle elles s’étaient consacrées :

« On essaye de s’affirmer, de découvrir qui on est, qui on devient. En même temps, on essaye de vivre une vie de dévouement, de service, et on essaye de faire en sorte que toutes ces choses s’intègrent à ce qu’on est, et on est juste… vous savez ? C’est une telle tourmente que, parfois, on… on explose.  » […]

« J’avais l’impression d’être hypocrite, et je voulais que les gens me respectent pour ce que j’étais, pas pour ce que je portais. Je suis donc heureuse de ce changement. On a peur, mais on s’en sortira. Oh oui, j’ai une peur bleue, mais ça vaut le coup. »

Ibid.

Les sœurs décidèrent alors de changer les règles de la vie conventuelle : elles supprimèrent les prières obligatoires, la tenue de nonne, les horaires fixes et à peu près tout ce qui leur semblait contraignant.

Pendant près de trois ans, les religieuses ont exigé d’être libérées des règles traditionnelles du cloître ; le Vatican et l’archidiocèse de Los Angeles ont insisté sur la fidélité à la discipline religieuse. La semaine dernière, le conflit a pris fin avec le plus grand exode de la vie religieuse catholique romaine de mémoire récente.

Environ 315 des 380 religieuses ont décidé de suivre leur présidente, sœur Anita Caspary, en demandant à être dispensées des vœux de l’église. Cette demande sera accordée. Plutôt que de se dissoudre, elles prévoient de former une organisation laïque indépendante consacrée au « service de l’homme dans l’esprit de l’Évangile ».

Baptisé provisoirement Communauté du Cœur Immaculé, le groupe sera ouvert aux couples catholiques romains ainsi qu’aux célibataires. « Beaucoup de gens sont attirés par quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes », explique sœur Anita. « C’est le rôle que la nouvelle communauté laïque sera en mesure de jouer. » Elle poursuivra les tâches principales de l’ordre du Cœur Immaculé, à savoir l’enseignement, le service de santé publique et le travail social. La discipline traditionnelle sera remplacée par un cadre communautaire peu structuré pour tenir compte de ce que sœur Anita appelle « les différents styles et modes de vie ». Après avoir reçu les dispenses, les femmes seront liées par des vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté uniquement si elles choisissent de prendre de tels engagements envers la communauté.

« The Immaculate Heart Rebels », Time, 1970

Mais le changement ne s’arrêta pas à la dissolution de la congrégation. Rogers et Coulson s’aperçurent qu’ils avaient libérés des forces bien plus profondes que le désir d’individualité.

L’une des choses que nous avions libéré était une énergie sexuelle. Le genre de choses que l’église avait été très douée pour contenir ne pouvait plus être contenue. Une sœur qui était membre de la communauté a eu l’idée qu’elle pouvait être plus libre qu’elle ne l’avait été auparavant, et elle a séduit l’une de ses camarades de classe, puis la maîtresse des novices, qui était une femme plus âgée et très réservée, et son programme de libération de cette femme plus âgée était d’ordre sexuel. Elle l’a conduite en courses et lorsqu’elles sont rentrées dans le garage, elle s’est penchée sur elle et lui a donné un grand baiser sur les lèvres et ensuite la sœur, qui n’avait peut-être jamais été embrassée auparavant, était prête pour beaucoup plus.

Entretien avec William Coulson dans le documentaire The Century of the Self, de Adam Curtis, 2002

La question ici n’est pas tant l’acte de chair — qui pouvait être pardonné selon le processus traditionnel — mais le remplacement fulgurant de la capacité à porter un jugement sur des actes par un acquiescement automatique aux pulsions individuelles. Cela dans un milieu en principe conservateur et discipliné.

Sœur Mary Benjamin s’est impliquée avec nous durant l’été 66, et a été victime d’une séduction lesbienne. Une religieuse plus âgée du groupe « se libérant pour exprimer plus ce qu’elle était vraiment intérieurement », décida qu’elle voulait faire l’amour avec Sœur Mary Benjamin. Sœur Mary Benjamin s’est engagée dans cette voie, puis elle a été frappée par la culpabilité et s’est demandée, pour citer son livre, « Ai-je fait quelque chose de terrible ? J’ai été parler à un prêtre. »

Malheureusement, nous lui avions parlé en premier. « J’ai été parler à un prêtre », dit-elle, « qui a refusé de porter un jugement sur mes actes. Il m’a dit que c’était à moi de décider si elles étaient bonnes ou mauvaises. Il a ouvert une porte, et je l’ai franchie en réalisant que j’étais seule. » […]

Le prêtre a confondu son rôle de confesseur. Il pensait que c’était personnel, il s’est consulté et a dit : « Je ne peux pas vous juger. » Mais la confession n’est pas cela. Il ne s’agit pas pour le prêtre, en tant que personne, de prendre une décision pour le client ; il s’agit plutôt de ce que Dieu dit. En fait, Dieu a déjà rendu son jugement sur cette question. Vous avez raison de vous sentir coupable. « Va et ne pèche plus. » Au lieu de cela, il a dit que c’était à elle de décider.

« We overcame their traditions, we overcame their faith », entretien avec William Coulson paru dans The Latin Mass, 1994

Si, en un an et demi, une expérience de psychologie survalorisant l’égo des participants a pu détruire une organisation reposant sur des principes rodés pendant plusieurs siècles, quel effet cette même glorification de l’individu par la publicité, les médias, puis les discours politique et même l’école a-t-elle pu avoir sur la société dans son ensemble ? À votre avis ? Et bien… le même ! L’incapacité de juger ses propres actes et ceux des autres. L’empire du désir pulsionnel : « Be yourself », « Just do it », « Deviens ce que tu es », « Venez comme vous êtes », « Parce que je le vaux bien », etc., s’est construit grâce aux travaux des psychologues. Osez suggérez à quelqu’un que son comportement est immoral — pas nécessairement en termes religieux, mais au moins en termes de conséquence pour soi et les autres — il ou elle vous répondra : « Maaaaais, j’ai bien l’droit ! » et toute autre personne présente l’approuvera. Même si dans le cours de notre vie d’adulte nous rencontrons des contraintes (économiques, par exemple), nous adhérons sans réserve à la toute-puissance du désir individuel. Toute forme de morale, d’engagement (sauf les contrats commerciaux), d’appartenance collective et de foi doit céder la place a l’hubris du consommateur, éternel nourrisson dans un corps d’adulte. Possédés par une individualité hypertrophiée, l’envoûtement qui nous a dépouillé de nos aptitudes sociales et transcendantes ne nous est même plus visible.

Que sont devenus les protagonistes de cette tragédie ? Un tout petit nombre de nonnes poursuivirent une vie religieuse traditionnelle en quittant la Californie pour le Kansas. Un autre groupe fonda un centre de théologie féministe et lesbienne à Hollywood. Anita Caspary fit la couverture du Time et fut invitée à enseigner son « programme de spiritualité féministe » dans de nombreuses institutions religieuses jusqu’à un âge avancé. Carl Rogers disparut en 1987, avec quelques doutes sur les bienfaits de ce qu’il avait déclenché. Quant à William Coulson, il s’est repenti d’avoir participé à ce désastre et quelques autres du même style, sans pouvoir arrêter le déferlement de « l’impérialisme du moi profond » dans toute la société. Dans l’entretien de 1994, il déclarait :

Nous avons retiré nos enfants des écoles catholiques quand elles ont commencé à être corrompues.

Alors même que vous étiez toujours un psychologue Rogerien ?

Oui, ma femme Jeannie a eu du sens commun tout du long. Ce n’était pas encore tout à fait arrivé, mais nous l’avons vu venir.

Nous sommes désormais tous des enfants de l’individualisme exacerbé. Vous, moi, quelles que soient nos opinions politiques, religieuses ou autres, nous ne savons plus nous concevoir comme un membre d’une collectivité (famille, nation, religion) sinon très superficiellement. Et si nous étions par un soudain miracle affranchis de l’emprise de l’égo, nous n’aurions nulle part où aller : il n’y a plus que des individus. En tout cas, dans les pays développés. Je n’ai rien à offrir pour inverser le sens de l’histoire, mais je peux vous raconter ce moment où la «  psychothérapie non-directive » échoua à transformer des hommes en simples individus paumés : avant l’expérience menée avec les nonnes, Carl et William avaient essayé d’appliquer les mêmes méthodes à des groupes de militants noirs et blancs, dans l’espoir d’apaiser les tensions raciales aux États-Unis. Les afro-américains firent bloc, ne lâchant rien de leur identité collective et envoyant royalement chier les participants blancs autant que les expérimentateurs. Peut-être y a-t-il une bonne leçon à en tirer ?

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