Au cours des années 2000, quelques auteurs américains bouleversèrent ma vision de l’histoire, de l’avenir et de ma propre situation dans le monde. Parmi ceux-ci, Dmitry Orlov prédisait avec un humour glacial le déclin des États-Unis en comparant leur trajectoire avec celle de l’Union soviétique. La plupart des gens le prenaient pour un affreux farfelu à l’époque. Pourtant, à mesure que nous nous enfonçons dans le siècle du déclin, l’histoire lui donne raison. — TB
L’apathie politique
Avant, durant et immédiatement après l’effondrement soviétique, il y a eu énormément d’activité politique de groupes que nous considérerions comme progressistes : libéraux, écologistes, réformateurs pro-démocratie. Ceux-ci s’étaient développés à partir des mouvements dissidents de l’ère soviétique et ont eu un impact tout à fait significatif pendant un moment. Une décennie plus tard, démocratie et libéralisme sont généralement considérés comme des gros mots en Russie, communément associés avec l’exploitation de la Russie par les étrangers et autre pourriture. L’État russe est centriste, avec des tendances autoritaires. La plupart des Russes détestent leur gouvernement et s’en méfient, mais ils ont peur de la faiblesse et veulent une main forte sur le gouvernail.
Il est facile de voir pourquoi l’idéalisme politique échoue à prospérer dans l’environnement politique trouble de l’après-effondrement. Il y a une forte traction à droite par les nationalistes qui veulent trouver des boucs émissaires (inévitablement : les étrangers et les minorités ethniques), une forte traction au centre par les membres de l’ancien régime tâchant de s’accrocher aux vestiges de leur pouvoir, et une vague d’indécision, de confusion et de débats non-concluants à gauche, par ceux qui essayent de bien faire, et échouent à faire quoi que ce soit. Parfois les libéraux ont la chance de pouvoir essayer une expérience ou deux. Iegor Gaïdar [NdT : brièvement Premier ministre de la Russie en 1992] a pu essayer quelques réformes économiques libérales sous Eltsine. Il est une figure tragi-comique, et nombre de Russes frémissent en se souvenant de ses efforts (et pour être juste, nous ne savons même pas à quel point ses réformes auraient pu être utiles ou dommageables, puisque la plupart d’entre elles n’ont jamais été mises en œuvre).
Les libéraux, réformistes et progressistes aux États-Unis, autoproclamés ou ainsi étiquetés, ont eu du mal a réaliser leur programme. Même leur peu de victoires durement acquises, telles que la Sécurité Sociale [NdT : aux États-Unis, c’est essentiellement un système de pensions de retraite, de veuvage et de handicap minimal], pourraient être démantelées. Même quand ils ont réussi à élire un président plus à leur goût, les effets ont été, selon les standards occidentaux, réactionnaires. Il y a eu la doctrine Carter, d’après laquelle les États-Unis protégeraient leur accès au pétrole par l’agression militaire si nécessaire. Il y a eu la réforme de l’aide sociale par Clinton, qui a forcé les mères célibataires à travailler dans des emplois subalternes pendant qu’elles plaçaient leurs enfants dans des crèches de qualité inférieure.
Les gens aux États-Unis ont une attitude envers la politique largement similaire à celle des gens en Union soviétique. Aux États-Unis, ont appelle souvent cela l’apathie des votants, mais cela pourrait être décrit plus précisément comme l’indifférence des non-votants. L’Union soviétique avait un parti politique unique, enraciné et systématiquement corrompu, qui détenait le monopole du pouvoir. Les États-Unis ont deux partis, enracinés et systématiquement corrompu, dont les positions sont souvent indistinguables, et qui détiennent ensemble le monopole du pouvoir. Dans l’un et l’autre cas, il y a, ou il y avait, une unique élite gouvernante, mais aux États-Unis elle s’est organisée en deux équipes opposées pour que sa mainmise sur le pouvoir paraisse plus sportive.
Aux États-Unis, il y a une industrie de commentateurs politiques et d’experts qui se consacre à enflammer les passions politiques le plus possible, particulièrement avant les élections. C’est similaire à ce que font les journalistes et les commentateurs sportifs pour attirer l’attention sur leur jeu. Il semble que la principale force derrière le discours politique aux États-Unis soit l’ennui : on peut parler du temps qu’il fait, de son boulot, de son crédit hypothécaire et de sa relation avec les cours de l’immobilier actuels et projetés, des voitures et de la situation de la circulation, du sport, et, loin derrière le sport, de la politique. Dans un effort pour faire en sorte que les gens y prêtent attention, la plupart des questions débitées devant l’électorat concernent la reproduction : l’avortement, le contrôle des naissances, la recherche sur les cellules souches, et des petits bouts de politique sociale similaires sont balancés plutôt que réglés, simplement parce qu’ils font un bon taux d’audience. Des questions stratégiques ennuyeuses mais vitalement importantes telles que le développement durable, la protection de l’environnement et la politique énergétique sont soigneusement évitées.
Bien que les gens se plaignent souvent de l’apathie politique comme si c’était une grave maladie sociale, il me semble que c’est juste comme cela doit être. Pourquoi des gens essentiellement impuissants voudraient-ils participer à une farce humiliante conçue pour démontrer la légitimité de ceux qui exercent le pouvoir ? Dans la Russie de l’ère soviétique, les gens intelligents faisaient de leur mieux pour ignorer les communistes : leur prêter attention, que ce soit par la critique ou par la louange, ne servirait qu’à les conforter et les encourager, leur donnant le sentiment d’importer. Pourquoi les Américains devraient-ils vouloir agir le moins du monde différemment en ce qui concerne les républicains et les démocrates ? Par amour des ânes et des éléphants ? [NdT : mascottes du Parti démocrate et du Parti républicain.]
Le dysfonctionnement politique
Comme je l’ai mentionné auparavant, les plans d’atténuation de crise à mettre en œuvre par « nous », qu’ils impliquent des guerres pour l’accès aux ressources, la construction de centrales nucléaires, des fermes d’éoliennes ou des rêves d’hydrogène, sont peu susceptibles d’être réalisés, parce que cette entité « nous » ne sera plus fonctionnelle. Si « nous » ne sommes pas susceptibles de réaliser notre plan avant l’effondrement, alors quoi qu’il reste de « nous » sera encore moins susceptible de le faire après. Par conséquent, il y a peu de raisons de s’organiser politiquement dans le but d’essayer de bien faire. Mais si vous voulez vous préparer à tirer parti d’une mauvaise situation — et bien, c’est une autre histoire !
La politique a un grand potentiel pour faire empirer une mauvaise situation. Elle peut causer guerres, nettoyages ethniques et génocides. À chaque fois que les gens se rassemblent en organisations politiques, que ce soit volontairement ou de force, cela annonce des ennuis. J’étais à la réunion annuelle de mon jardin communautaire récemment, et parmi le groupe de jardiniers généralement placides et timides il y avait une paire de militants autoproclamés. Avant longtemps, l’un de ceux-ci soulevait la question de l’expulsion de gens. Les gens qui ne se montrent pas à la réunion annuelle et ne s’inscrivent pas pour faire le nettoyage et le compostage et ainsi de suite — pourquoi leur permet-on de garder leur parcelle ? Et bien, certains des « éléments voyous » mentionnés par le militant se trouvaient être de vieux Russes, qui, en raison de leur vaste expérience de telles choses durant l’époque soviétique, sont excessivement peu susceptibles d’être astreints à prendre part au travail en commun ou d’assister aux réunions avec la collectivité. Franchement, ils préféreraient la mort. Mais ils adorent aussi le jardin.
La raison pour laquelle on permet à « l’élément » d’exister dans ce jardin communautaire particulier est que la femme qui dirige l’endroit leur permet de garder leur parcelle. C’est sa décision : elle exerce l’autorité et elle ne participe pas à la politique. Elle fait fonctionner le jardin et permet aux militants de faire leur bruit, une fois par an, sans effet pernicieux. Mais si la situation devait changer et que le jardin potager devienne soudainement une source de nourriture plutôt qu’un loisir, combien de temps faudrait-il pour que l’élément militant commence à demander plus de pouvoir et à affirmer son autorité ?
L’autorité est certainement une qualité utile dans une crise, qui est une époque particulièrement mauvaise pour les délibérations et les débats longuets. Dans n’importe quelle situation, certaines personnes sont mieux équipées pour y faire face que d’autres et peuvent les aider en leur donnant des directives. Ils accumulent naturellement une certaine quantité de pouvoir pour eux-mêmes, et c’est bien aussi longtemps que suffisamment de gens en bénéficient, et aussi longtemps que personne n’est blessé ou opprimé. De telles personnes émergent souvent spontanément dans une crise.
Une qualité également utile dans une crise est l’apathie. Les Russes sont exceptionnellement patients : même dans les pires moments de l’après-effondrement, ils n’ont pas commis d’émeute et il n’y a pas eu de manifestations significatives. Ils ont fait face du mieux qu’ils pouvaient. Le groupe de gens avec qui l’on est le plus en sécurité dans une crise est celui qui ne partage pas de fortes convictions idéologiques, n’est pas facilement persuadé par l’argumentation, et ne possède pas un sentiment surdéveloppé et exclusif de l’identité.
Les candides enquiquineurs qui pensent que nous devons faire quelque chose et qui peuvent être embobinés par n’importe quelle andouille démagogue sont assez nuisibles, mais le groupe le plus dangereux, et qu’on doit surveiller et fuir, est un groupe de militants politiques résolus à organiser et promouvoir un programme ou un autre. Même si le programme est bénin, et même s’il est bénéfique, l’approche politisée pour le résoudre pourrait ne pas l’être. Comme dit le proverbe, les révolutions mangent leurs enfants. Puis elles se tournent vers tous les autres. La vie de réfugié est une forme de survie ; rester et se battre contre une foule organisée n’en est généralement pas une.
Les Balkans sont le cauchemar post-effondrement avec lequel tout le monde est familiarisé. Au sein de l’ex-Union soviétique, la Géorgie est le meilleur exemple d’une politique nationaliste poursuivie jusqu’à la désintégration nationale. Après avoir gagné son indépendance, la Géorgie est passée par un paroxysme de ferveur nationaliste, résultant en un État quelque peu rapetissé, légèrement moins peuplé, perpétuellement défaillant, avec une pauvreté généralisée, une grande population de réfugiés, et deux anciennes provinces coincées dans des limbes politiques permanentes, parce que, apparemment, le monde a perdu sa capacité à redessiner les frontières politiques. Dans sa forme actuelle, c’est un client politique et militaire de Washington, précieux uniquement comme couloir à pipeline pour le pétrole de la mer Caspienne. Son principal partenaire commercial et fournisseur d’énergie est la Fédération de Russie.
Les États-Unis sont bien plus comme les Balkans que comme la Russie, qui est habitée par une population eurasienne assez homogène. Les États-Unis sont très compartimentés, habituellement par race, souvent par ethnicité, et toujours par niveau de revenu. Durant les périodes prospères, ils restent relativement calmes en maintenant un pourcentage de gens en prison qui a établi un record mondial absolu. Durant les périodes moins prospères, ils sont en grand risque d’explosion politique. Les sociétés multi-ehtniques sont fragiles et instables ; lorsqu’elles se désagrègent, ou explosent, tout le monde perd.
(À suivre…)