J’ai connu Ambre dans un cours de tango. Elle était modérément grande, la taille idéale pour moi — je peux danser avec des petites, mais au prix d’un supplément d’effort et d’un enlacement moins confortable. Elle était mince, avec un visage altier qui intimidait la plupart des garçons. Elle aimait les perfectos, les jeans moulants et les bottes de cuir. Une valkyrie brune, avec des yeux qui ne cillaient pas, surmontés de sourcils nets et sévères. Même son sourire était un brin carnassier, prêt à mordre. Elle était étudiante en histoire et militante permanente de toute sorte de causes modernes. J’étais timide, empoté et totalement naïf. Il ne me serait pas venu à l’idée d’esquisser une tentative de quoi que ce soit d’équivoque avec cette amazone armée d’idéologies de catégorie D (poignards et matraques) et d’un intellect de catégorie A (fusils et armes de guerre).
Heureusement, la danse est un monde inaltéré, non-verbal, instinctif, où même les garçons timorés et les guerrières de la justice sociale retournent spontanément à leur nature sexuée. Je commençais à maîtriser un peu mon rôle d’homme, à l’époque, et elle avait moins d’expérience sur les parquets. Les seins calés sur ma poitrine, elle acceptait l’enlacement sans formalités et se laissait guider avec satisfaction. Entre les chansons, je tâchais de ne rien dire de politiquement incorrect. De toute façon, je n’étais guère bavard. L’expérience du tango, physique, émotionnelle et sensuelle, parvenait à faire taire en moi la voix intérieure qui bavasse toute la journée des pensées inutiles et déprimantes. J’étais content de danser avec n’importe qui, du moment que la partenaire fut capable de suivre la musique et mon guidage — ou au moins de me faire confiance. Je pouvais aussi échanger les rôles, mais les filles n’aiment pas trop cela, quel que soit leur désir proclamé de « déconstruire les rôles de genre ». Ambre était une partenaire de danse parmi tant d’autres, avec une assez bonne note globale selon mon estimation personnelle. Nous nous fréquentions comme nous fréquentions d’autres danseurs et danseuses : souvent dans l’univers parallèle du bal, peu en dehors.
C’était à nouveau l’été, et je n’étais pas plus malin qu’avant. Une seule chose avait changé : après un échec douloureux je m’étais promis que, désormais, je ferais au moins des tentatives de tentatives, quoi qu’il m’en coûte psychologiquement, et dussé-je essuyer les refus les plus cinglants. Il faisait beau. Les bals en plein air tournaient à plein. Les jupes remplaçaient les pantalons. Je trouvais Ambre fort jolie. Je lui proposais d’aller danser à tel bal, puis à tel autre, puis à tel autre… Elle vint à chaque fois. Aucun lapin. Toujours prête. Son aura glaciale semblait tiédir sous le soleil. J’avais envie de sa peau.
Après une après-midi de danse, nous sommes allés nous promener dans un grand parc. Ambre commentait les parterres de fleurs que nous croisions. Je me disais : « Je DOIS lui dire avant qu’on atteigne l’autre bout du parc ! Bon sang, elle n’arrête pas de parler, je ne vais jamais arriver à en placer une. Et voilà la sortie qui approche… » La bouche sèche, je finis par bredouiller un truc lamentable, genre : « J’ai, heu… j’ai envie de toi et, heu… est-ce que tu voudrais bien, heu… sortir avec moi ? » Zéro poésie, zéro aisance, excitant comme un formulaire administratif. Interloquée, l’Athéna des sciences humaines me fixa de son regard d’acier. Je m’attendais à tout, surtout au pire. Elle se tut. Nous reprîmes notre marche dans le parc. Puis dans la rue. Puis dans l’arrondissement d’à côté. Puis dans un autre parc, plus grand. Silence. Ne sachant mieux — mais conscient de la nécessité pour l’homme moderne d’obtenir le consentement explicite d’une femme avant tout geste intime, fut-ce un baiser, je lui demandais : « Est-ce que je peux t’embrasser ? » (Je n’invente pas. Oui, j’ai honte. En plus d’être une nouille, j’avais été bien conditionné, voyez-vous ?) Elle me dit : « Oui… » sur le ton traînant de la fille qui attend depuis VINGT MINUTES, BORDEL ! que le garçon l’embrasse fougueusement dans un élan d’audace virile et de désir irrépressible, comme dans les films, même s’il n’y a pas d’orage et de poursuivants à nos trousses. Je lui roulais un patin maladroit (évidemment) et elle me prit par la main. C’est ainsi que notre relation commença.
Ambre habitait un petit appartement confortable, qui devint notre lieu de rendez-vous dès qu’elle eu vu ma studette minable. Elle travaillait dur sur sa thèse, et fixa donc de strictes limites temporelles à nos rencontres : de samedi jusqu’à dimanche mais pas trop tard, sans préjuger de possibles annulations. À vos ordres, Madame. Elle dressa également une liste de choses à ne pas faire avec elle, que je m’astreignis à apprendre par cœur et à tenir à jour scrupuleusement. Par exemple, elle me fit tout de suite savoir qu’elle n’aimait pas la fessée. Elle ne voulait pas non plus qu’on lui tripote les seins. Pourtant, dans nos ébats, une fois atteint un certain niveau d’amusement, ses mains guidaient les miennes vers ses nichons sculpturaux. Aujourd’hui, l’expérience m’ayant rendu moins nigaud, je devine que son insistance sur la fessée invitait à la transgression, plutôt qu’au respect. Malgré mon extrême prudence dans mes gestes comme dans ma conversation, j’ai passé des moments très heureux entre les bras et les jambes (magnifiques) d’Ambre. Elle mettait beaucoup d’entrain dans les jeux sexuels, et avait même quelques pièces de lingerie bien trop coquines pour une féministe réprouvant « l’objectification du corps des femmes ». Elle était très belle. Parfois, la nuit, je la contemplais dans la lumière de la pleine lune. Le sommeil effaçait de ses traits l’indignation militante qu’elle éprouvait sans cesse durant l’éveil. Pâle comme un gisant de marbre — né des mains de Canova ou de Rodin, pas moins — elle aurait parfaitement incarné une elfe guerrière dans le monde de Tolkien. Elle était sur le point d’avoir trente ans. Quelques mois passèrent, à toute vitesse.
Je suis arrivé en retard. Elle m’avait donné rendez-vous dans un café, au lieu de son appartement. Toujours niais, je ne m’étais même pas demandé pourquoi. Seuls quelques neurones dans les couches primitives de mon cerveau flairaient quelque chose de suspect. Je me suis assis sur la banquette et j’ai posé ma main sur sa hanche (oui, à ce stade je ne demandais plus). Elle me dit d’enlever ma main, ce que je fis instantanément. Puis elle m’expliqua qu’il fallait qu’on se quitte parce qu’elle avait trop de travail avec sa thèse et qu’elle ne voulait pas me faire souffrir. Pour ma part, je ne souffrais aucunement de la voir ponctuellement pour une partie de jambes en l’air. Je pris acte immédiatement de la séparation, sans trop d’émotions. Je pris un café, elle reprit un thé (elle m’avait longuement attendu). Nous conversâmes comme si de rien n’était. Puis elle eut besoin de pisser. J’en profitais pour payer toutes les consommations. Gentleman jusqu’au bout. Nous nous dîmes au revoir et, soudain, elle se mit à sangloter comme une petite fille, en me répétant que j’étais « un type bien ». J’étais flatté. Je ne savais pas encore que les hommes viscéralement attirants pour les femmes sont tout sauf des « types bien ». Je me suis promené dans Paris, dans un mélange confus de regret et de soulagement. J’étais libre, il faisait beau. Tout de même, j’aurais bien aimé prolonger nos galipettes.
J’ai revu Ambre quelques années plus tard. Elle approchait de la quarantaine. Elle avait maigri. Après notre rupture, elle avait travaillé d’arrache-pied sur sa thèse, année après année, interminablement… et ne l’avait pas terminée. À cours d’argent, endettée auprès de sa famille et redevable de la bourse qu’elle avait reçue pour effectuer cette thèse jamais livrée, elle avait pris des petits boulots de secrétariat. Puis elle avait trouvé un minuscule poste administratif en contrat à durée déterminée, dans une association de promotion des fromages de chèvre rhônalpins financée par le conseil régional et la fédération des éleveurs de chèvres fromagers. Elle vivotait désormais en Ardèche, en colocation, dans un hameau inconnu des GPS. Là, au moins, elle pouvait à nouveau manger à sa faim.
J’étais scié d’apprendre la suite de son histoire. Elle qui semblait autrefois si volontaire, bûcheuse, et déjà dotée d’un solide bagage universitaire… Elle s’était dégonflée ! Bilan de toutes ces années d’études et de doctorat : rien. Sa vision du monde était cependant restée militante. Elle voyait toujours dans les difficultés des uns et des autres la main ténébreuse du patriarcat, du capitalisme et du fascisme. Elle louait encore les vertus de la Sécurité Sociale et l’héroïsme empreint de sainteté d’Ambroise Croizat et ses camarades. Le Grand Soir viendrait sûrement un jour, pourvu que la lutte continue et que la foi communiste renaisse en s’hybridant « d’intersectionnalité ». Je me demandais en silence quelle contribution elle avait apporté au système social, en quasiment deux décennies d’âge adulte presque exemptes d’activité rémunérée. Pas de carrière, pas d’épargne, aucune chance d’avoir un jour le compte de trimestres pour la retraite — même en revenant aux conditions les plus généreuses de pensionnement, celles que les méchants avaient déjà réformé plusieurs fois depuis le début de ce siècle. Elle n’avait rien fichu de productif de sa vie. Elle ne s’était même pas souciée de son propre avenir. Et je me rappelais soudain le thème général de sa thèse : le travail ! J’ai failli pouffer de rire, mais la tristesse m’a retenue. Aucun garçon ne peut se permettre ce niveau d’insouciance personnelle. Chacun de nous, même le plus feignant, sait qu’il doit se démerder dans la vie. Personne ne nous épousera pour nous loger, nous nourrir, nous faire des cadeaux et des gosses. C’est un privilège féminin. À propos de faire des enfants, comme la fertilité fiche le camp au cours de la trentaine et simultanément la désirabilité sexuelle, les options d’Ambre étaient en train de se réduire à toute vitesse. Ses œillères idéologiques la préservaient encore de contempler le resserrement de son destin.
Je comprenais mieux ce qui s’était passé presque dix ans plus tôt : malgré la litanie de l’émancipation féminine, les revendications égalitaristes et le rejet des « stéréotypes oppressifs », Ambre était incapable de décider quoi que ce soit pour elle-même, et encore moins de prendre une initiative dans sa vie affective. À Paris elle avait accepté mes avances balourdes parce que j’étais le seul garçon à oser essayer. Tout simplement. À présent, ce dont elle avait besoin c’était d’un gars culotté qui l’emmène au bal, lui fasse la cour sans se démonter, la culbute joyeusement (avec ou sans fessée) et exige de lui faire un enfant rapidement. Un miracle, rien de moins, qu’elle accepterait en geignant un peu sur la domination des hommes et le rôle maternel assigné aux femmes. Elle serait sauvée de la misère et heureuse. Dans un autre temps, elle aurait même eu le choix entre deux solutions : le mariage ou le couvent. Elle aurait fait une excellente et redoutable abbesse.
J’ai eu quelques nouvelles d’Ambre, récemment. Elle a un copain, un chevrier. Vu la solitude des agriculteurs dans le fin fond de la campagne, le gars doit être fou de joie et se plier en quatre pour elle. Il a dû apprendre par cœur la liste des trucs qu’il ne faut pas lui faire et se retient de lui tripoter les nichons et de lui mettre une fessée. Elle n’a pas voulu quitter sa coloc’ pour vivre en permanence avec son homme, cette idiote, mais ça viendra quand elle manquera d’argent. Pas d’enfant en vue, mais elle s’extasie sur la naissance des chevreaux. Je suis content pour elle. Avouez que ça a une autre gueule que finir dans une chambre de bonne parisienne, seule avec un chat ! Si leur relation dure, elle apprendra à faire le picodon, le fromage de chèvre local. Ainsi elle aura finalement travaillé et contribué à la société de la façon la plus traditionnelle qui soit : en tenant le rôle d’une épouse. J’espère que personne ne lui dira qu’elle incarne désormais une certaine idée réactionnaire de la femme, ça pourrait tout faire rater. Quel parcours fascinant ! Elle est passée directement des idéologies hors-sol au retour à la terre ! Quel gâchis aussi. Elle méritait mieux : naître dans une époque moins cruellement libérale, plus familiale et plus aimante. Et une bonne fessée.