Gare-le, papa ! (2)

Voici la suite de la traduction d’un extrait des mémoires de Jim Brown — un pionnier de la conception des multicoques de plaisance dans les années 1960. Après avoir embarqué sur le prao de son fils Russell aux Bermudes et évoqué leurs souvenirs familiaux, Jim songe aux raisons qui ont amené son garçon a construire cet engin extravagant et génial. — TB

Nous avons partagé la veille cette après-midi, et j’ai passé le quart à Russell assez tôt durant la seconde nuit. Comme nous échangions les sièges dans le cockpit, Russell remarqua : « Je ne pense pas avoir fait une traversée où j’ai pu autant dormir. Je suis complètement confiant en te laissant seul dans le cockpit, avec le bateau pour toi tout seul. Mais ce n’est pas comme ça habituellement. D’habitude je navigue avec des gens qui ne comprennent pas le bateau, et cela me rend trop tendu pour dormir beaucoup en mer. »

« Allez, Russell ! », ai-je ri. « Le bateau tient son cap dans un vent constant, et je n’ai eu qu’à maintenir une veille. N’importe qui peut faire ça. Si nous avons un changement de vent sournois dans l’obscurité, je nous ramènerai probablement aux Bermudes sans même le savoir. Même le compas ne changerait pas si le bateau partait dans l’autre direction, parce qu’il n’aurait même pas à tourner ! » Nous avons ri. « Mais c’est plaisant, juste de voir ce bébé glisser dans les vagues comme ça. Quelle merveilleuse chose tu as créé avec ce bateau. »

« Ouais ? Tu le penses ? Je l’aime bien aussi. Il est plutôt serré à l’intérieur, mais je savais qu’il serait confortable en mer. »

« Les coques sont si étroites », dis-je. « Elles coupent droit dans les crêtes sans devoir passer par dessus. C’est sensationnel d’en voir une abrupte venir et s’attendre à se faire botter le cul, et au lieu de cela on glisse juste à travers. Et on le barre comme s’il était monté sur un câble, pas de lacets du tout ; les vagues ne semblent pas pouvoir le saisir. Et il n’y a ni roulis ni gîte… »

« Je suppose que les anciens Polynésiens savaient vraiment ce qu’ils faisaient, comme tu dis. »

« En fait, je pense que les premiers bateaux étaient micronésiens. Mais imagine juste ces premiers peuples du canoë, Russ. Ils n’avaient pas de contreplaqué en sapin Douglas ni de bastaings en épicéa de Sitka, et ils n’avaient pas d’époxy pour stratifier tout ça ensemble. Et ils n’avaient pas de Dacron pour les voiles ni d’aluminium pour les mâts, et ils ne pouvaient pas construire une nacelle étanche sous le vent de la coque principale comme tu l’as fait, pour redresser le bateau dans un coup de tangage. Mais ils ont conquis le Pacifique quand même. Leurs bateaux étaient — et sont toujours — des paquets de fibres végétales hautement travaillés. Je te le dis, Russ, il faut que tu partes dans les îles lointaines un jour. »

Il commençait à pleuvoir, alors je sautais en bas et passais à Russell ses vêtements de mauvais temps. J’ai mâché une pomme, fait un thermos de bouillon chaud, et je me suis glissé dans la couchette double qui était encore chaude du levé récent de Russell. Cette couchette était située dans la nacelle, cette étrange protubérance en forme d’étagère qui s’étend au dessus de l’eau du côté opposé au flotteur, le côté sous le vent de la coque. La course ici était merveilleusement calme. Étendu là, sentant juste le bateau s’envoler dans l’espace océanique, je me suis rappelé comment nous avions testé la stabilité de Kauri sur notre rivière en Virginie.

En utilisant deux ancres pour positionner le bateau près du bord de la rivière, nous avons ensuite mené un bout de la tête du mât jusqu’à la rive, où Steve, Russ et moi avons tiré aussi fort que nous le pouvions, essayant de lever le flotteur et faire basculer le navire. Et en effet nous avons pu sortir le flotteur de l’eau, mais dès que l’embarcation avait gîté assez pour que la nacelle vienne en contact avec la surface, nos efforts continuels pour la renverser restaient vains. J’ai mis notre vieille Pontiac en position pour tracter et nous y avons attaché le bout. Puis nous avons tiré à nouveau, avec 250 chevaux, et le bateau a gîté encore plus. Tandis que le mât descendait, le flotteur grimpait au ciel. Surprise, alors que la nacelle était forcée de se submerger, la coque principale était littéralement soulevée par elle, presque complètement hors de l’eau ! Il était à présent tout à fait clair que la coque principale agissait en puissant contrepoids de la flottabilité de la nacelle, essayant fort de redresser le navire. Avec le frein à main mis sur la voiture et Steve calant les roues, je suis sorti du siège du conducteur et j’ai remarqué que le bout allant de la voiture à la tête du mât de Kauri était tendue comme une barre, et de plus, Russell était déjà à mi-chemin entre la rive et le bateau. Ses pieds pendaient dans l’eau tandis qu’il progressait une main après l’autre vers le mât horizontal. Il l’atteignit et leva ses jambes presque au dessus de l’eau. À ce stade, son poids, tout au bout du mât, surpassa la stabilité du navire qui poursuivit sa gîte, ramenant Russ dans l’eau. Quand il lâcha, l’embarcation se redressa jusqu’à être contrainte par le bout attaché à la voiture. Ce fut une formidable démonstration. Je savais que peu de multicoques de toutes les tailles pouvaient montrer une telle stabilité finale.

À présent, avec le souvenir de ce test statique effectué il y a des années, je me relaxais. Si une vague scélérate — combinée avec une forte rafale — devait lancer le flotteur de Kauri vers le ciel à l’instant, j’étais très convaincu que la nacelle dans laquelle je me trouvais allongé rencontrerait l’eau et remettrait le bateau sur ses pieds. Ce concept en tête, j’écoutais l’eau crépiter sur le pont, et j’imaginais mon fils courbé dans le cockpit.

Oh, ce cockpit… c’était comme être dans le side-car d’une motocyclette. Je méditais sur cette grande vérité : la compréhension qu’avait Russell de la dynamique de la navigation surpassait de loin la mienne. Il le fallait, pour qu’il dessine et construise une embarcation telle que celle-ci, si intrinsèquement parfaite et pourtant primitivement simple. Et je me demandais pour Russ, comme je me l’étais souvent demandé pour moi, d’où venait cette prédilection pour les multicoques ?

Durant la nuit je fus éveillé par le son d’une forte pluie. La première fois, il n’était pas accompagné du son du vent, alors je roulais sur le côté, pensait encore un peu à la nacelle sous le vent, et me rappelait que les grands vakas micronésiens, comme les ndruas fidjiens, étaient équipés de plateformes surélevées du côté sous le vent, qui devaient agir comme la nacelle, jusqu’à un certain point. Mais les anciens n’avaient pas les matériaux pour rendre leurs nacelles étanches et flottantes comme celle dans laquelle je me trouvais. Ensuite j’ai dû encore m’endormir.

À nouveau je me réveillais au son d’une forte pluie, mais à nouveau il n’y avait pas le son d’un vent forcissant. Je m’imaginais Russ blotti sous la capuche de son ciré, essayant de rester éveillé et de garder un œil sur le compas dans de telles conditions. Je me levais et soulevait le panneau, juste une fente, et appelait dans l’obscurité. « Hé, t’es prêt pour la relève ? Tu dois faire des bulles à présent ? »

« Non merci, papa. Ça va. » me parvint de l’obscurité. « Je peux roupiller et il n’y a pratiquement pas de vent. J’ai eu plein de sommeil, alors prends en pour toi pendant que c’est le moment. On ne sait pas ce que cette pluie va nous amener. » Je lui passais une tasse de bouillon du thermos, puis me glissais à nouveau sur la couchette chaude, en me sentant à la fois reconnaissant et coupable que Russ me donne l’occasion de ne pas sortir dans l’humidité et le noir. Si le vent était léger, je savais que j’aurais déjà du mal à gérer le bateau. S’il était changeant, je pourrais me retrouver en pleine confusion avec des conditions comme celles-ci, en laissant peut-être même le flotteur prendre la mauvaise direction, à l’opposé du vent, avec les voiles prises à revers. Je l’avais fait une fois dans la baie de Chesapeake, et je savais que les conséquences sont embarrassantes. Si cela arrivait dans une forte rafale, et que le vent frappait fort le mauvais côté des voiles, cela pourrait causer un démâtage. Si je laissais le bateau être « pris à revers » comme cela, tout ce que je saurais faire était d’affaler la grande voile. Russell avait sa drisse tenue par un bloqueur, prête à être libérée instantanément, mais la conséquence ne serait que plus de confusion et d’embarras. Oui, il valait mieux que Russ soit à la barre par une nuit comme celle-là.

Malgré ma propre inaptitude à m’ajuster à Kauri, je songeais que ce type de bateau avait un vrai potentiel pour une utilisation moderne. Premièrement, l’incarnation par Russell des pirogues anciennes produisait apparemment la plus grande vitesse pour le moins d’argent dépensé de tous les engins marins. Deuxièmement, cela pourrait être le plus démontable des multicoques, facilement mis en pièces et chargé sur une remorque pour le transport. Mais la troisième propriété était plus ésotérique : le prao avait le même attrait subliminal que les catamarans de plages du type Hobie et les planches à voile. Ces deux là étaient devenus de loin les « classes de bateau » les plus populaires, répandues et nombreuses dans l’histoire moderne de la voile, en grande partie parce qu’il y avait quelque chose en elles qui attiraient les adeptes. Je supposais que le prao avait quelque chose comme cela en lui. Toutes ces machines à vent, le catamaran de plage, la planche à voile et le prao, sont visiblement uniques et ont cet attribut illogique d’être intrinsèquement difficiles à apprendre à utiliser. En plus d’offrir de très bon moments, je crois que c’est cette difficulté, cette courbe d’apprentissage initialement raide, qui fournit l’appât de l’exclusivité pour des produits sportifs tels que la planche à voile et le catamaran de plage. En possédant et en utilisant un engin qui exige une véritable initiation, l’individu parvient à une identité exclusive. Et c’est l’identité, je le suspecte, qui est tout au fond de l’esprit d’une personne qui entreprend un loisir aussi peu passif que la voile. Même pour moi. Les trimarans Searunner ont attiré de nombreux adeptes qui appréciaient l’identité multicoques.

Le prao de Russell est en effet difficile à apprendre à utiliser, et il n’y a aucun doute sur l’identité de celui qui navigue avec, mais cela semble la chose la plus éloignée de son esprit. Sortir sur la grande salée et enfourner les vagues est la seule chose qui l’intéresse ! Je me souvenais cependant que cette exclusivité était entrée en scène un jour, quand j’ai insisté que Russ pouvait gagner de l’argent en vendant les plans de ses créations. Il a réagit en admettant : « Mais papa, je ne veux pas que quelqu’un d’autre ait un bateau comme celui-ci. Je veux dire, cela demande un engagement total dans ce concept excentrique… Je ne veux pas être responsable d’avoir envoyé des gens dans une telle… une telle… chose. » Je souris, puis me rappelais que je n’avais pas pris mes pilules contre le mal de mer avant de rentrer, décidais que je n’en avais pas besoin, et bientôt je dormais à nouveau.

Lorsque je me suis éveillé, Russell était à la cuisine, préparant le petit-déjeuner. Une aube grise était visible à travers la grande bulle de plexiglas sur le capot de descente. Il n’y avait pas de bruit de pluie, et le bateau était apparemment encalminé. « Hé », ai-je dit en baillant, « la pluie est finie ? »

« On dirait, et je suis prêt pour une couchette sèche. Bon sang, qu’est-ce qu’il a plu ! »

« Ça en avait l’air. Je me demandais si tu pouvais respirer là-dehors. »

« Ouais, je pouvais respirer, et maintenant je vais pouvoir dormir. »

Par dessus le muesli au lait en poudre, les bagels et le beurre de cacahuète, nous avons examiné la carte. Russ estimait notre position quelque part entre les Bermudes et l’extrémité est de Long Island. Le cap que nous avions tenu était quelque peu à l’ouest de la ligne droite, mais le Gulf Stream nous poussait certainement vers l’est. Je remarquais qu’aux environs de notre position estimée actuelle la carte montrait une suite de flèches ondulées, symboles étiquetés « axe principal moyen du Gulf Stream ». Les flèches pointaient presque tout droit vers l’est, et elles suggéraient que le courant, qui pouvait faire de 1 à 4 nœuds, allait presque perpendiculairement à la route désirée. « Avec ce calme », dit Russell, « nous sommes la proie du courant, et nous avons été comme ça la plus grande partie de la nuit. Donc nous pourrions être n’importe où, même très à l’est de là où nous voudrions être. Et il ne semble pas que nous puissions voir le soleil avant un moment. J’espère qu’il va se montrer aujourd’hui, pour que je puis essayer de l’avoir au sextant. »

En regardant par la descente en m’habillant, je dis : « Bon, je vais le surveiller, et je te ferai savoir s’il commence à se montrer à travers les nuages. Pendant ce temps, tu ferais mieux de roupiller. Qui sait ce qui se prépare ? Vu la tête de cette houle confuse dehors, un nouveau vent pourrait venir de n’importe quelle direction. Mais si la brise vient, au moins je pourrais voir de quel côté va le bateau. »

« Essaye juste de continuer à nous éloigner des Bermudes », plaisanta Russ tandis que je grimpais prendre mon quart.

(À suivre…)

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