L’Effrontée du mois de mai 2023 : Chloé

— Bonjour Mademoiselle. Souffrez que je vous importune inopinément durant votre labeur. Je me présente : Jean-Pierre Greluchon, agent général, Cupidon S.A.. Nos services ont constaté que vous ne possédez pas encore l’assurance d’une vie heureuse. Votre bilan personnalisé fait cependant ressortir des actifs de tout premier choix : charmant visage, ravissante chevelure blonde cuivrée, peau exempte de défauts, rapport taille-hanches idéal…

— Que me voulez-vous ?

— Et bien, la mission que je m’honore d’exercer quotidiennement consiste à faire naître dans les cœurs esseulés le sentiment d’amour préludant à la formation d’un couple fidèle, lequel constitue la première étape et l’armature indispensable à la fondation d’une famille qui…

— Une famille ? Beurk.

— Oh, Mademoiselle, heu… Mademoiselle… Attendez, je retrouve ma fiche…

— Chloé.

— C’est cela. Mademoiselle Chloé, la fondation d’une famille vous assure le plus grand rendement de bonheur possible en ce monde, sous réserve de guerre, épidémie, tremblement de terre, incendie, noyade, empalement, lèpre ou tout autre impondérable de force majeure. Votre capital de fertilité est à son maximum et il convient de le faire fructifier dès aujourd’hui pour jouir de l’existence terrestre qui vous est accordée temporairement. Nos statistiques sont formelles : la constitution d’une joyeuse descendance de bambins en bonne santé est la meilleure stratégie pour contrer les inquiétudes métaphysiques afférentes à l’état de simple mortelle.

— J’ai rien compris.

— Il faut faire des enfants Mademoiselle. C’est le destin qui vous est donné, suivez-le avec joie.

— Ah non ! Ça non ! La maternité pour moi, ce n’est pas une question. Je n’ai pas envie d’être mère tout simplement. D’ailleurs je ne pourrais pas en avoir, ça ne peut pas arriver.

— Mais si, voyons ! Vous êtes jeune et de parfaite constitution…

— J’avorterai. Je n’irai pas jusqu’à terme, c’est sûr. Je me ferai renverser. Je tomberai dans les escaliers. Je ferai une fausse couche. Je tenterai de me suicider.

— Mais quelles drôles d’idées ! Quelles affreuses idées ! Vous éprouvez de l’anxiété devant l’inconnu de ce grand changement de vie, mais dès que votre enfant sera là…

— Je le maltraiterai.

— Oh !

— Je l’abandonnerai.

— Non !

— Je ne le regretterai pas, je ne le regretterai jamais. Et toi, si tu continues de m’emmerder, je te ligature les coucougnettes avec de la ficelle à rôti.

— Aaaeuh… Je crois qu’il manque certains éléments au dossier. Je… Je dois consulter le siège. Excusez-moi du dérangement. Je ne suis plus là !

— C’était qui ce naze ? Je me suis mise au bord de la viae publicae pour être importunée par un Ægyptien, un Tripolitain ou un Cyrénaïque. Pas par un mominet à peau de bébé. Je hais les enfants. Je hais les parents. Je ne m’aime pas. Il faut qu’on m’aime, sinon je meurs.

Première rêverie, par William Bouguereau, 1889
Première rêverie, par William Bouguereau, 1889

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