Dans ce billet nous allons voir comment le passage d’une vie arboricole à une vie de chasseur a engendré un primate tout à fait à part : homo sapiens. Héééééé ! Revenez, ça parle de sexe ! Si, si, vous allez voir : c’est un changement de régime alimentaire qui a donné aux hommes et aux femmes leur comportement sexuel inhabituel parmi les grands singes.
Les primates sont normalement des animaux des forêts : c’est le besoin de saisir des branches et des fruits qui rend la main plus utile que le sabot ou la patte ; la vision des couleurs permet d’apprécier la maturité des fruits, au contraire de la vision monochromatique des carnivores, spécialisée dans la détection des mouvements. Dans la forêt primitive, la nourriture était abondante : il suffisait de tendre la main pour la cueillir. Puis, le climat se refroidissant, la prairie et la savane s’étendirent tandis que la forêt luxuriante régressait jusqu’aux zones tropicales actuelles. Des grands singes y vivent toujours et continuent de se nourrir de fruits et de feuilles, agrémentés d’insectes et de proies minuscules (oisillons, petits reptiles et batraciens). Quand une troupe de chimpanzés tombe sur un petit gibier trop faible pour s’enfuir, elle s’en fait volontiers un festin. Mais c’est une aubaine : les primates sont de piètres chasseurs. Cependant, la déforestation laissa d’autres lignées de primates dans la savane, expulsées du jardin d’Éden. Elles durent évoluer pour survivre dans un milieu où la nourriture était bien moins abondante que dans la forêt, et où il était plus difficile d’échapper aux incomparables tueurs que sont les félins et les canidés.
Privés de l’abondance de nourriture végétale qui faisait l’essentiel du régime alimentaire des primates, les espèces ancêtres de notre propre espèce ont dû augmenter l’apport en nourriture carnée et les moyens de l’obtenir volontairement plutôt que sur un coup de chance. C’était ça ou crever. Étant mal équipés anatomiquement pour courser et égorger leurs proies, ils se sont débrouillés avec leurs capacités existantes : la main pour se saisir d’armes artificielles (pierres, bâtons), et un cerveau déjà assez performant pour élaborer des stratégies de chasse et les mettre en œuvre collectivement. C’est ici que l’impact sur leur sexualité de primates commence : dans une troupe de grands singes, le mâle dominant surveille ses femelles pour se garder autant que possible l’exclusivité de l’accès à la chatte (dans certaines espèces, le dominant en offre un peu aux copains). Les autres n’ont qu’à se secouer la nouille dans les fourrés en rêvant d’être assez grands et forts pour devenir l’alpha à leur tour. Vous imaginez les problèmes pour former une équipe de chasse avec de pareils clampins : les branleurs ne voient pas pourquoi ils iraient risquer leur peau pour nourrir la progéniture du dominant, et le dominant n’ose pas laisser une minute ses femelles avec les frustrés. En somme, il est impossible de travailler ensemble si tout le monde n’a pas accès au sexe.
À cet égard le nouveau mode de vie du singe chasseur mettait en évidence un problème particulier, qu’il ne partageait pas avec les « purs » carnivores caractéristiques : le rôle de chaque sexe devait devenir plus distinct. Les groupes de chasse, contrairement à ceux des « purs » carnivores, devaient se composer uniquement de mâles. Si quelque chose allait à l’encontre du caractère du primate, c’était bien cela. Pour un primate viril, s’en aller en quête de nourriture et laisser ses femelles sans protection et exposées aux avances de tous les mâles qui pourraient passer par là, était une chose « impensable ». […]
La solution, ce fut le développement du couple. Les singes chasseurs mâles et femelles tomberaient amoureux et resteraient fidèles les uns aux autres. C’est une tendance courante dans de nombreux groupes d’animaux, mais elle est rare chez les primates.
Desmond Morris, Le singe nu, ed. Grasset, le Livre de Poche, 1968, p. 38
Avant de laisser Desmond développer son explication, notons qu’il n’est pas indispensable que les membres d’un couple soient amoureux et fidèles. La pression du groupe garanti la pérennité des couples (personne ne voulant céder sa partenaire) et la stricte division des tâches par sexe garanti qu’il n’y ait guère d’occasion d’infidélités (les mâles sont tous à la chasse, et les cajoleries entre femelles ne privent aucun d’’entre eux de sa paternité).
Trois problèmes se trouvaient ainsi résolus du même coup :
- Les femelles demeuraient liées chacune à un mâle et lui restaient fidèles pendant qu’il était à la chasse ;
- Les rivalités sexuelles entre mâles diminuant, cette évolution contribuait à développer l’esprit de coopération. En chassant ensemble, tous les mâles, quelle que soit leur force, joueraient un rôle et on ne rejetteraient plus les faibles hors de la société, comme cela se produit chez de nombreuses espèces de primates. Qui plus est, grâce à ses armes artificielles récentes et redoutables, le singe chasseur mâle se trouvait contraint d’apaiser toute mésentente au sein de la tribu ;
- Enfin, le développement d’une unité de reproduction composée d’un seul mâle et d’une seule femelle signifiait que la progéniture en bénéficiait également. La lourde tâche d’élever et de former le petit au développement lent exigeait une unité familiale cohérente. Dans d’autres groupes d’animaux, qu’il s’agisse de poissons, d’oiseaux ou de mammifères, quand le fardeau est trop lourd pour qu’un seul des parents le supporte seul, on voit se développer un lien de couple très fort, unissant les parents, le mâle et la femelle, durant toute la saison de reproduction. C’est également ce qui s’est passé dans le cas du singe chasseur. […]
C’était assurément une solution idéale, mais une solution qui impliquait un bouleversement profond du comportement socio-sexuel des primates et, comme on le verra plus tard, ce processus n’a jamais vraiment été poussé jusqu’au bout.
Ibid., pp. 38-39
Nous y voilà : le couple est une nécessité biologique pour l’espèce humaine, mais ce n’est qu’une surcouche comportementale récente, bien moins fondamentale que l’instinct des primates. C’est presque exactement l’idée que j’exposais dans Une critique de l’Amour au féminin, d’Osalnef :
Je propose d’expliquer la dualité de la stratégie sexuelle féminine ainsi : le désir de s’attacher un homme en raison de son statut économique est une innovation de l’espèce homo sapiens, en raison de la longueur extrême de l’enfance humaine, de sa fragilité et du considérable apport calorique nécessaire à sa survie et à son développement. Il est postérieur et secondaire au désir beaucoup plus courant dans le règne animal d’être fécondée par le mâle le plus dominant possible. En conséquence, il est possible à une femme d’aimer vraiment un homme mais, justement, pas pour son statut [au sens social : conféré par la société]. Seulement pour sa capacité à incarner le principe mâle dans son sens le plus primitif : antérieur à la civilisation et antérieur à l’humanité même.
Autrement dit : l’homme authentiquement désirable incarne le mâle dominant selon notre instinct de primates. Le mâle serviable et productif n’a acquis sa valeur dans la reproduction qu’avec l’émergence de notre espèce (ou peut-être de celle qui l’a précédé dans l’évolution vers le singe chasseur). C’est une innovation récente. C’est loin d’effacer le vaste héritage de nos ancêtres frugivores indolents. Et c’est sans doute pour cela que la femelle humaine a une sexualité double : désirant intensément le mâle le plus fort et le plus élevé en statut [au sens zoologique : conféré par sa propre capacité de dominer ses rivaux], comme ses cousines chimpanzées ou gorilles, mais accommodante au mâle ordinaire pourvu qu’il lui apporte du steak et des bananes. Alpha et bêta. (Si vous n’aimez pas l’usage des lettres grecques, appelez ça Premium et Standard, Ligue 1 et Ligue 2, ou Morteau et Chipolata, je m’en fiche.)
Desmond Morris ne serait sans doute pas d’accord avec la prolongation pilule rouge de son explication évolutionniste. Comme beaucoup de chercheurs, le distingué zoologue a toujours perdu le fil de ses raisonnements juste au moment où il risquait de dire quelque chose de peu flatteur pour les femmes. Et pourtant, son travail dessine fort précisément les contours du comportement sexuel féminin et masculin.
Le singe nu a dû acquérir le don de tomber amoureux, d’être sexuellement marqué par un partenaire unique, de former un couple stable. […] En tant que primate, il a tendance à contracter de brèves unions qui durent quelques heures, voire quelques jours, mais il lui a fallu les intensifier et les étendre. Un élément qui l’a aidé, c’est son enfance prolongée. Durant les longues années de croissance, il aura eu la possibilité de profonds liens personnels avec ses parents, liens beaucoup plus puissant et durables que tout ce qu’un jeune singe pourrait connaître. La disparition de ce lien avec la maturation et l’indépendance allait créer un « vide de relation » — une brèche qu’il fallait combler. Il se trouvait donc déjà prêt à nouer de nouveaux liens tout aussi forts pour les remplacer.
Ibid., pp. 72-73
Le parent avec qui le petit humain entretient le lien le plus fort et le plus continuel, c’est sa mère — d’autant plus que papa est parti à la chasse (puis aux champs, à l’usine ou au bureau). Ses douze à quinze premières années sont passées parmi les femmes et le conditionne à en rechercher la compagnie et l’approbation. En outre, l’homme est le seul à devoir tomber amoureux pour que le couple et la chasse existent. La femme peut avantageusement recevoir l’attention de plusieurs mâles — l’enfant qui sort d’elle sera de toute façon le sien. L’évolution de la sexualité du primate vers la famille humaine a surtout besoin de l’implication constante et substantielle des mâles, les femelles et les petits étant les récipiendaires de leurs efforts d’approvisionnement. Les hommes doivent aimer les femmes, l’inverse est superflu.
[La femme] n’ovule qu’à un moment précis de ce cycle, si bien que l’accouplement, à tout autre moment, ne peut avoir aucune fonction procréatrice. La vaste activité sexuelle déployée par notre espèce sert, d’évidence, non pas à donner une progéniture, mais à cimenter les liens du couple en permettant à chacun des partenaires de se prodiguer mutuellement des agréments. […]
Même quand elle n’est plus soumise à ses cycles mensuels — autrement dit, lorsqu’elle est enceinte — la femelle continue de réagir au mâle. Ce qui est particulièrement important car, avec le système un mâle-une femelle, il serait dangereux de frustrer le mâle pendant une trop longue période. L’union du couple serait en péril.
Ibid., p. 74
Notons la contradiction entre les « agréments » supposément mutuels de la sexualité et la nécessité de garder le mâle dans le couple. Manifestement, le sexe sert davantage à cimenter l’attachement du mâle à la femelle que l’inverse. Faire passer la sexualité non-reproductive pour un moment de joie forcément réciproque entretenant de merveilleux sentiments d’attachement équitablement répartis entre les deux sexes est l’une de ces contorsions auxquelles se livrent les esprits brillants lorsqu’ils tentent de concilier leurs observations factuelles avec leur crainte de déplaire aux dames. Les femmes reçoivent un peu d’agrément (ou pas) et beaucoup d’approvisionnement. Les hommes peuvent étancher ponctuellement leur fort désir sexuel en échange de leur labeur et de leur prise de risques. Autrement dit : toutes les femmes sont des travailleuses du sexe. Toutes. Si vous n’êtes pas d’accord avec cela, demandez-vous si votre mère aurait gardé votre père s’il n’avait rien rapporté à la maison (si elle ne l’a pas gardé, ma question est superflue : vous avez déjà la réponse).
Si jamais c’est justement l’histoire de vos parents : une femme éperdument accrochée à un improductif… Bravo ! Vous êtes très probablement le fils d’un alpha naturel dont l’attitude d’absolue dominance déclenchait un désir brûlant chez votre maman. Il n’est pas nécessaire que je vous détaille les inconvénients d’un tel père, vous avez suffisamment morflé pour les connaître.
Desmond a écrit Le singe nu en 1967. On était à l’aube de la Révolution sexuelle, il pouvait difficilement imaginer à quoi cela nous mènerait aujourd’hui. Dans son idée, le couple est une nécessité biologique, donc solidement prédéterminée (avec quelques variations dans les régions du monde où l’on pratique la polygamie). En 2023, je ne surprendrais personne en écrivant que la proportion de célibataires a massivement augmenté, que de moins en moins de couples durent et que la natalité est tombée nettement en dessous du seuil de renouvellement des générations. Autrement dit : le couple ne marche plus. Que s’est-il donc passé ? Et bien, c’est tout simple : nous sommes retournés dans le jardin d’Éden ! Le chauffage de nos maisons maintient nos corps dans une température douce semblable au climat idéal de la forêt primordiale. Pour se nourrir, il suffit de tendre la main et de cueillir… les produits du supermarché. Même la viande pousse, toute prête à consommer, dans les rayonnages. Nulle meute de carnivores invincibles ne rode autour de nous et de nos petits. L’homme semble ne plus servir à grand-chose. En conséquence, l’attirance pragmatique concédée au mâle de second plan en échange de son approvisionnement n’a plus beaucoup d’intérêt pour les femelles. Il ne reste que le versant alpha de la sexualité féminine : la recherche du mâle dominant, fort, égocentré, capable de tout, authentiquement excitant. Du moins pendant la vingtaine. Plus tard, lorsque le besoin de sécurité se fait sentir, elles sont nombreuses à se raviser quelque peu… le temps d’élever un enfant.
Qu’il est triste le singe nu pleurant ses illusions
Il était si joyeux et fier d’être devenu
Mieux qu’un archange, un Homme ! Comment aurait-il cru…
Qu’elle se contenterait encore d’être une guenon ?